Le saviez-vous #11

Saviez-vous d’où vient la notion de « forme polysynthétique » ?

La notion de polysynthèse a encore le vent en poupe ! En 2017 paraissait The Oxford Handbook of Polysynthesis (Fortescue, Mithun & Evans 2017)[1], une riche somme, qui pouvait donner l’impression de chercher à avoir le dernier mot à propos d’une notion vieille de 200 ans (voir Haspelmath 2019). Une notion de 200 ans n’est pas vieille en linguistique, mais certaines notions deviennent obsolètes plus rapidement que d’autres. La notion de polysynthèse a été proposée par Peter Stephen Du Ponceau dès 1816 pour caractériser la structure des langues d’Amérique. Du Ponceau n’était pas un linguiste de terrain, son travail se basait sur des sources écrites, tel le Mithridates d’Adelung et Vater qui offrait une compilation des données sur les langues du monde entier dont les langues d’Amérique, des sources parfois anciennes (comme la grammaire du Massachussetts de John Eliot, 1666) ou contemporaines (notamment sa correspondance avec le missionnaire John Heckewelder à propos de la langue lenape) (voir Solleveld 2023 : 11-12).

Pierre-Étienne Du Ponceau (1760-1844)

Si la génération précédente, à partir des données accumulées sur les langues du monde (par les compilations de Pallas, Hervás y Panduro, Adelung et Vater), avait plutôt cherché à comparer les langues du point de vue de leur lexique, à retrouver des racines communes, à proposer des regroupements en familles et à formuler des hypothèses quant à l’histoire de l’humanité, la démarche comparatiste de Du Ponceau est d’un autre ordre car son objet est l’étude des formes et du caractère des langues d’Amérique (Du Ponceau 1819 : xxii), de leur « système grammatical » (son Mémoire sur le système grammatical des langues de quelques nations indiennes de l’Amérique du Nord remportera le Prix Volney en 1838). La démarche de Du Ponceau[2], qui est aussi celle de son contemporain et correspondant W. von Humboldt[3], peut être considérée comme un des premiers moments du type de recherche qu’on a appelé plus tard la typologie (voir Gabelentz 1894 ; 2021, traduit et introduit par Samain).

Poser un caractère structural commun aux langues d’Amérique, c’est d’abord reconnaître à ces langues une forme et une régularité, et renverser la conception de leur primitivité, car elles apparaissent très complexes et beaucoup plus complexes en fait que les langues indo-européennes ! (Du Ponceau 1819 : xxvii). Établir la complexité des langues d’Amérique questionne également le fondement des hiérarchisations ethnologiques, linguistiques, biologiques, du sauvage au plus civilisé, qui sont courantes à l’époque.

Dans son rapport à l’American Philosophical Society en 1819, Du Ponceau énonce une série de trois propositions à propos des langues d’Amérique :

1. That the American languages in general are rich in words and in grammatical forms, and that in their complicated construction, the greatest order, method and regularity prevail.
2. That these complicated forms, which I call polysynthetic, appear to exist in all those languages, from Greenland to Cape Horn.
3. That these forms appear to differ essentially from those of the ancient and modern languages of the old hemisphere.
(Du Ponceau 1819 : xxiii)

Mais qu’est-ce qu’une construction polysynthétique[4] ? La définition de Du Ponceau en 1819 est la suivante : « that in which the greatest number of ideas are comprised in the least number of words » (Du Ponceau 1819 : xxx) – une forme dans laquelle le plus grand nombre d’idées sont comprises dans le plus petit nombre de mots. Et il explique les deux principales manières par lesquelles ces constructions sont obtenues :

This is done principally in two ways. 1. By a mode of compounding locutions which is not confined to joining two words together, as in the Greek, or varying the inflection or termination of a radical word as in the most European languages, but by interweaving together the most significant sounds or syllables of each simple word, so as to form a compound that will awaken in the mind at once all the ideas singly expressed by the words from which they are taken. 2. By an analogous combination of various parts of speech, particularly by means of the verb, so that its various forms and inflections will express not only the principal action, but the greatest possible number of the moral ideas and physical objects connected with it, and will combine itself to the greatest extent with those conceptions which are the subject of other parts of speech, and in other languages require to be expressed by separate and distinct words. Such I take to be the general character of Indian languages.
(Du Ponceau 1819 : xxx–xxxi)

De nombreux exemples de formes polysynthétiques sont donnés dans le Mémoire qu’il publie en 1838. Le premier exemple de l’ouvrage est pris à la langue groenlandaise à partir des descriptions du missionnaire danois Hans Egede (1686-1758) :

Aulisariartorasuarpok : Il s’est hâté d’aller pêcher. – Ce mot est composé des suivants :
Aulisarpok, il pêche : on a retranché la syllabe pok, qui désigne la troisième personne du singulier du présent de l’indicatif, ou plutôt on l’a transportée à la fin du mot composé.
Peartorpok, il est après à faire quelque chose. On a encore retranché pok, et au lieu de peartor on a mis iartor.
Pinnesuarpok, il se hâte. On a changé pinnesuar en asuar, et on a terminé le mot par la syllabe pok retranchée des deux premiers.
(Du Ponceau 1838 :92)

Si les mots sont très composés et complexes, ils peuvent en conséquence paraître très longs. Du Ponceau note ainsi :

Le mot le plus long que nous connaissions dans les autres langues, est dans celle de Massachussetts, et a onze syllabes que voici :

1.      2.  3.   4.   5.     6.     7.     8.     9.   10.     11.
Wut-ap-pe-sit-tuk-quis-sun-noo-weh-tunk-quoh.

Ce mot est extrait de la traduction de la Bible par Eliot ; c’est le passage de l’Évangile selon saint Marc, c.1, v.40, et genu flexo, que la Bible anglaise, qui est le texte de M. Eliot, rend par and kneeling down to him, « et se mettant à genoux devant lui ». Il m’est impossible, faute de renseignements suffisans, d’analyser ce long mot ; je remarquerai seulement que le mot sit, pied, s’y trouve compris ; mais de combien d’idées le mot entier ne doit-il pas être composé !
(Du Ponceau 1838 : 143)

Et si certains mots sont en effet très longs, les unités sémantiques, et le sentiment de la forme signifiante, peuvent tenir dans des formes très fines, comme la syllabe, parfois la lettre. La signifiance dans les mots des langues polysynthétiques semble donc extrêmement diffuse et profuse. Ainsi :

A l’aide d’inflexions comme dans les langues grecque et latine, de particules, affixes, et suffixes, comme dans le copte, l’hébreu et les langues dites sémitiques, de la jonction de particules significatives, comme dans le chinois, et enfin de syllabes et souvent, de simples lettres intercalées à l’effet de réveiller une idée de l’expression de laquelle cette lettre fait partie, à quoi il faut ajouter l’ellipse, qui fait sous-entendre, les Indiens de l’Amérique sont parvenus à former des langues qui comprennent le plus grand nombre d’idée dans le plus petit nombre de mots possibles.
(Du Ponceau 1838 : 89)

On regretterait presque que Saussure n’ait pas eu l’occasion de travailler sur une langue polysynthétique pour y entendre des paragrammes !
Si dans le premier exemple pris à la langue groenlandaise on avait l’impression d’un enchevêtrement de formes, on ne distinguait pas là de démonstration du minimalisme de certaines langues américaines, finesse sémantique que Du Ponceau observe par exemple dans la langue lénape, pour laquelle il dispose de davantage de données et de l’expertise de Heckewelder :

N’schingiwipoma, je n’aime point à manger (à vivre) avec lui. – Ce mot est formé de schinginamen, ne pas aimer, précédé du pronom inséparable de la première personne n’, et de pomauchsin, vivre ; wi est une syllabe qui réveille plusieurs idées ; le w, (ou) pronom inséparable de la troisième personne, soit au commencement, soit à la fin de la forme verbale, réveille l’idée de lui, et wi, celle d’avec, se trouvant dans plusieurs mots composés, tels que, witschewot, celui qui va avec lui ; witschewil, allez avec moi, etc.
(Du Ponceau 1838 : 125)

La notion de mot est au cœur de la définition des formes polysynthétiques. Un mot dans une langue polysynthétique contient un grand nombre d’idées distinctes, alors que dans les langues analytiques elles seraient séparées. Cette définition a été relayée par Franz Boas, puis Edward Sapir, tous deux ayant en même temps montré que la notion de mot, quoique capitale, n’allait pas de soi, et que dans l’analyse on avait parfois du mal, notamment avec les langues d’Amérique, à les délimiter (Boas 1911 : 23-29 ; Sapir 1949 [1921] 32-35) : 

In polysynthetic languages, a large number of distinct ideas are amalgamated by grammatical processes and form a single word, without any morphological distinction between the formal elements in the sentence and the contents of the sentence […].
An example of what is meant by polysynthesis is given, for instance in the following Eskimo word, takusariartorumagaluarnerpä do you think he really intends to go to look after it? (takusar[pâ] he looks after it ; -iartor[poq] he goes to ; -uma[voq] he intends to ; -[g]aluar[poq] he does so–but ; -ner[poq] do you think he– ;interrogation, third person).
(Boas 1911 : 74)

A polysynthetic language, as its name implies, is more than ordinarily synthetic. The elaboration of the word is extreme. Concepts which you should never dream of treating in a subordinate fashion are symbolized by derivational affixes or “symbolic” changes in the radical element, while the more abstract notions, including the syntactic relations, may also be conveyed by the word.
(Sapir 1949 [1921] : 128)

Un mot dans une langue polysynthétique est rendu par une phrase entière dans une langue comme l’anglais. La définition de la polysynthèse en termes d’équivalence en traduction du nombre de mots d’un type de langue à l’autre apparaît encore dans des ouvrages récents :

Polysynthetic languages represent, in a single verbal word, what in English takes an entire multi-word clause.
(Evans & Sasse 2022 : 2).

The term ‘polysynthetic’ is loosely used to describe languages with complex morphologies capable of packing into a single word many morphemes that in more analytic languages would be independent words.
(Fortescue 1994 : 2600)

Aujourd’hui, si le type polysynthétique ne caractérise plus toutes les langues d’Amérique, et tend même à être discuté dans les langues qui servaient traditionnellement d’exemples (par exemple la langue yup’ik d’Alaska, ou d’autres langues du grand Nord, voir Mahieu & Tersis, dir. 2009), certaines langues d’Asie, d’Océanie, et même du Caucase sont qualifiées de polysynthétiques.

Une dernière chose à propos du mot « polysynthétique ». Il s’agit bien sûr d’un composé savant formé à partir du grec, πολυ-σύνθετος,« composé de plusieurs [éléments] » (Bailly). L’Oxford English Dictionary indique un emploi de cette forme en anglais, antérieur à Du Ponceau, dans le domaine de la cristallographie (Jameson 1805 : 207[5]). Néanmoins, on peut se demander, par curiosité, si on trouve des emplois de cette notion en grec, et plus particulièrement des emplois techniques en grammaire. Les dictionnaires Bailly et Liddell-Scott pouvaient donner un espoir :

Bailly :
1. composé de plusieurs éléments, SCH.-AR. Ran. 844, etc. ;
2. souvent employé pour réunir des propositions : τὸ πολυσύνθετον, emploi fréquent de particules pour unir des propositions, R. LUP. 1, 14.

Liddell-Scott :
much-compounded, Plot. 5.9.3; of medicines, with many ingredients, Alex.Trall. 5.5; of words, with many elements, Sch. Ar. Ra. 844, etc. τὸ π. the union of clauses by many particles, Rutil. 1.14.

Mon collègue Lionel Dumarty (que je remercie) m’a immédiatement désillusionnée en m’indiquant que le terme n’apparaissait pas dans les Grammatici Graeci (le grand corpus des grammairiens grecs édité à la fin du 19e siècle). Sur l’emploi du terme πολυσύνθετον qui pouvait attirer notre curiosité dans une scholie des Grenouilles d’Aristophane, glosé par Liddell-Scott « of words, with many elements », voici son explication :

Le mot qui intéresse le scholiaste d’Aristophane (éd. F. Dübner, 1877) au v. 824, c’est l’adjectif composé γομφοπαγής. Dans ce passage, qui annonce l’agôn opposant les deux tragiques, Euripide et Eschyle, le Chœur dit que ce dernier lancera des « mots solidement chevillés », ῥήματα γομφοπαγῆ, à son adversaire, sans doute – pour citer J. Taillardat (1965 : 281), à qui j’emprunte également cette traduction – « les mots composés qui donnent de la noblesse à son style ». Cette explication, qui est elle-même une vague traduction de la glose du scholiaste, πολυσύνθετα, que M. Chantry (2009 : 52) n’explicite guère en proposant « de vaste composition », doit nous satisfaire ; du moins est-il difficile d’en tirer davantage. Ce qui est sûr, c’est que, peut-être contre toute attente, πολυσύνθετον n’est pas un terme technique de la description morphologique chez les Anciens.

Les mots longs ou surcomposés ne sont pas forcément ceux du pédant ou du bavard. Michèle Thérien dans son livre Les Inuits note à propos de la formation des mots en langue inuktitut, que quoi que la capacité à produire des mots nouveaux soit limitée par des règles de composition, et que la combinatoire ne soit pas infinie, « chaque acte de langage est en quelque sorte une re-création » (Therrien 2012 : 157). Elle indique néanmoins que la nouvelle génération tendrait à former moins de constructions polysynthétiques et à être influencée par la structure des langues indo-européennes :

La langue inuit tendrait à devenir moins polysynthétique. C’est ainsi que « Mangez-vous du caribou ? » se rend de deux façons :
tuttuvinirmik nirilangavisi ?
tuttuviniqtulangavisi ?
(Ibid. : 158)

Chloé Laplantine
13 septembre 2013

Bibliographie

Boas, Franz. 1911. Introduction. Handbook of American Indian Languages, dir. par Franz Boas. Washington : Government Printing Office. 5-83.

Chantry, Marcel. 2009. Scholies anciennes aux Grenouilles et au Ploutos d’Aristophane. Paris : Les Belles Lettres.

Du Ponceau, Peter Stephen. 1819. Report […] of the general character and forms of the languages of the American Indians. Transactions of the Historical and Literary Committee of the American Philosophical Society I. xvii–l.

Heckewelder, John, & Peter Stephen du Ponceau. 1819. A correspondence […] respecting the languages of the American Indians. Transactions of the Historical and Literary Committee of the American Philosophical Society I : 351–448.

Evans, Nicholas & Hans-Jürgen Sasse, dir. 2002. Problems of polysynthesis. Berlin : Akademie Verlag.

Evans, Nicholas & Hans-Jürgen Sasse, dir. 2002. Intoduction: Problems of Polysynthesis. Problems of polysynthesis. Berlin : Akademie Verlag. 1-13.

Fortescue, Michael 1994. Morphology, Polysynthetic. The Encyclopedia of Language and Linguistics, éd. par Ronald E. Asher. Oxford : Pergamon. 2600-2602.

Fortescue, Michael, Marianne Mithun & Nicholas Evans, dir. 2017. The Oxford Handbook of Polysynthesis. Oxford : Oxford University Press.

Gabelentz, Georg von der. 1894. Hypologie der Sprachen, eine neue Aufgabe der Linguistik. Indogermanische Forschungen IV : 1-7.

Gabelentz, Georg von der. 2021.Sinologie et typologie. Deux articles de linguistique générale de Georg von der Gabelentz, éd. et trad. par Didier Samain. Histoire Épistémologie Langage 42(2). Consulté le 22 août 2023. URL : http://journals.openedition.org/hel/425 ; DOI : https://doi.org/10.4000/hel.425

Haspelmath, Martin. 2019. The last word on polysynthesis: A review article. Linguistic Typology 22(2) : 307-326.

Jameson, Robert. 1805.Treatise on External Characters of Minerals. Edimbourg & Londres : Printed at the University Press, for Bell & Bradfute, Longman.

Kilarski, Marcin/ 2021. A History of the Study of the Indigenous Languages of North America. Amsterdam : John Benjamins.

Mahieu, Marc-Antoine & Nicole Tersis, dir. 2009. Variations on Polysynthesis: The Eskaleut languages. Amsterdam : John Benjamins. (Typological Studies in Language, 86).

Sapir, Edward. 1949 [1921]. Language: An Introduction to the Study of Speech. New York : Harcourt, Brace and Co.

Solleveld, Floris. 2023. “Primitive structures”, polysynthesis, and Peter Stephen du Ponceau. The Limits of Structuralism, éd. par James McElvenny. Oxford :  Oxford University Press. DOI: 10.1093/oso/9780192849045.003.0002

Swiggers, Pierre. 1998. Americanist Linguistics and the Origin of Linguistic Typology: Peter Stephen Du Ponceau’s “Comparative Science of Language”. Proceedings of the American Philosophical Society. 142(1). 18-46. [En ligne : https://www.jstor.org/stable/3152262].

Taillardat, Jean. 1965. Les images d’Aristophane : études de langue et de style. Paris : Les Belles Lettres.

Therrien, Michèle. 2012. Les Inuits. Paris : Les Belles Lettres.

Verlato. Micaela. 2015. The Challenge of Polysynthesis: Wilhelm von Humboldt and Early Comparative Americanist Linguistics. Language & History 58(2). 82-94. DOI: 10.1080/17597536.2015.1112702


[1] A la suite d’autres sommes, notamment Evans & Sasse 2002 et Mahieu & Tersis 2009. Un inventaire de publications récents sur la polysynthèse est listé par Marcin Kilarski (2021 :47, note 42). 

[2] A propos des sources intellectuelles de Du Ponceau, voir notamment Swiggers 1998, Solleveld 2023, Verlato 2015.

[3] Les deux hommes correspondent. Humboldt est en désaccord sur l’idée d’un groupe polysynthétique.

[4] Dans ce texte de 1819 et dans sa correspondance avec le missionnaire Heckewelder, il parle de constructions polysynthétiques ou syntactiques (syntactic). Voir Verlato 2015 et Solleveld 2023.

[5] « When the form is very complicated, as in the polysynthetic tourmaline ». Cet emploi est ainsi défini par l’OED :« Consisting of or characterized by a series of twin crystals united so as to form a laminated structure ».

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