Saviez-vous combien il reste de manuscrits de la grammaire de Priscien ?
Selon le tableau récapitulatif d’un article de Louis Holtz (2009, p. 55), il y en a 518 dont la réalisation s’étend du VIIIe au XVe siècle avec un record au XIIe siècle : 202 manuscrits. Évidemment il ne s’agit pas de copies réalisées par Priscien lui-même, mais par des copistes médiévaux, puis humanistes, plus ou moins savants. Le texte de Priscien comportait de nombreux mots grecs, mais certains copistes, ignorants du grec, se contentaient d’insérer dans le texte des astérisques correspondant aux caractères grecs. D’autres introduisaient des gloses (Cinato 2015). De ce fait la qualité de reproduction et de fidélité au texte initial varie beaucoup d’un manuscrit à l’autre.
Comment expliquer cet immense succès ? Parmi les grands textes linguistiques de l’antiquité latine, certains n’ont pas connu le même sort. Malgré son intérêt, et sans doute à cause de son originalité mal comprise, le De lingua Latina de Varron, un contemporain de Cicéron, n’a été conservé que pour moins d’un quart : il ne nous reste que six livres (V-X) sur les vingt-cinq que comptait l’ouvrage, et le manuscrit principal qui le transmet est en piteux état.
Ce n’est vraiment qu’entre le IIe et le IVe siècles que naissent les Artes grammaticae, des textes d’apprentissage de la grammaire latine qui se ressemblent beaucoup par leur contenu, mais diffèrent parfois par leur organisation. Ils ont été rassemblés à la fin du XIXe siècle par Heinrich Keil dans le corpus des Grammatici Latini. Parmi eux, celui qui a connu le plus grand succès est certainement l’Ars Donati, peut-être parce que Donat a été le maître de saint Jérôme, peut-être aussi parce qu’il a eu l’idée – une trouvaille pédagogique – de diviser son manuel en deux parties : l’Ars minor, par questions / réponses élémentaires, l’Ars major, en trois « livres » (un livre antique fait la taille d’un rouleau), plus approfondi. La tradition manuscrite de Donat est très abondante, mais n’a rien de comparable avec les centaines de manuscrits qui ont transmis l’œuvre de Priscien. Alors, comment expliquer le succès de cette dernière ?
Chassé d’Afrique par les invasions vandales et installé à Constantinople vers le début du VIe siècle, Priscien écrit plusieurs ouvrages sur la grammaire latine en s’adressant à un public hellénophone qui devait maîtriser la langue parlée dans la partie occidentale de l’empire. Son œuvre majeure est l’Ars Prisciani, longtemps plus connue sous le nom de Institutiones grammaticae, qui comporte 18 livres que les médiévaux ont partagé en Priscien majeur (livres 1-16) contenant une phonétique et le traitement approfondi des huit parties du discours reconnues par les Latins (nom, verbe, participe, pronom, préposition, adverbe et interjection, conjonction) et Priscien mineur (livres 17 et 18), ce dernier n’étant « mineur » que par la taille et comportant un élément essentiel qui manquait aux artes : une syntaxe, largement inspirée de celle du grammairien grec Apollonius Dyscole.
Cette syntaxe pourrait à elle seule justifier le succès de l’ouvrage. Mais une autre raison à ce succès est le traitement très approfondi de la morphologie du nom (livres II-VII) et du verbe (livres VIII-X). Cette partie, essentiellement composée de règles de dérivation, paraît bien indigeste à un moderne. Mais elle présente l’avantage d’aborder toutes les formes de la langue latine à une époque où le couple grammaire – dictionnaire n’était pas encore institutionnalisé. Elle a permis par exemple aux auteurs « insulaires » des îles britanniques, celtophones – dont le rôle fut très important dans la tradition grammaticale –, d’apprendre en profondeur cette langue latine qui leur était étrangère.
C’est ainsi qu’un ouvrage, composé en Orient et, au départ, à l’usage des Grecs, s’est retrouvé promu au rang de manuel essentiel à l’usage des Latins eux-mêmes (qui y trouvaient la syntaxe qui leur manquait) et de tous ceux qui, non latinophones, voulaient apprendre leur langue. Mais le plus important est sans doute que la partie syntaxique de l’Ars Prisciani a servi ensuite de modèle pour l‘élaboration des premières syntaxes des langues vernaculaires, non seulement européennes, mais aussi du reste du monde.
Pour aller plus loin
Sur Donat : https://ctlf.huma-num.fr/n_fiche.php?n=20
Sur Priscien : https://ctlf.huma-num.fr/n_fiche.php?n=538
Holtz, Louis. 2009. « L’émergence de l’œuvre grammaticale de Priscien et la chronologie de sa diffusion ». In: Baratin, Marc; Colombat, Bernard; Holtz, Louis (éd.), Priscien : Transmission et refondation de la grammaire, de l’antiquité aux modernes. Turnhout : Brepols (Studia Artistarum 21), p. 37-55.
Cinato, Franck. 2015. Priscien glosé. L’“Ars grammatica” de Priscien vue à travers les gloses carolingiennes. Turnhout : Brepols (Studia Artistarum 41).
Bernard Colombat
16 novembre 2022