Le saviez-vous #7

Saviez-vous qu’en recopiant une grammaire, un copiste avait obtenu un abbatiat et sauvé un texte ?

De très nombreux exemples pourraient être appelés afin d’illustrer qu’à l’époque carolingienne la grammaire constituait un enjeu politique majeur. Disons seulement que les élites franques avaient très tôt compris l’importance de maîtriser la langue des Antiqui. Les nombreux plaidoyers en faveur de la grammaire qui ont circulé dans le haut Moyen Âge résument bien l’enjeu en question :

Que celui qui désire la sagesse ne haïsse pas la grammaire sans laquelle nul ne peut prétendre à la connaissance et au savoir.

et qui sapientiam desiderat, non orreat artem grammaticam, sine qua nemo eruditus et sapiens esse potest. [1]

Parmi tous les faits historiques qui viennent confirmer cette attention particulière envers la grammaire, la circulation des livres fournit un bel observatoire.

S’il était bien vu d’offrir aux rois des livres d’apparat magnifiquement ornés[2], voire des ouvrages dont la portée politique dépassait l’objet lui-même, comme lorsque le pape Hadrien avait envoyé à Charlemagne une copie du sacramentaire grégorien, il y eut d’autres genres de livres, plus humbles, qui furent dédicacés et offerts au roi des Francs, et parmi ceux-ci se trouvent des livres de grammaire.

Le catalogue de la bibliothèque de Lorsch garde la mémoire d’une vaste compilation grammaticale intitulée (Ars grammatica) Pauli Diaconi ad Carolum regem [(Grammaire) de Paul Diacre (dédicacée) au Roi Charles][3]. On sait par ailleurs que Charlemagne avait su s’entourer de maîtres illustres, tels l’Italien Pierre de Pise, l’Anglo-Saxon Ealhwine, plus connu sous le nom d’Alcuin, ou encore le Lombard Winfrid dit Paul le diacre, dont les enseignements ont nourri plusieurs générations d’écoliers carolingiens. Malgré leurs hautes fonctions, ces maîtres n’ont jamais négligé la modeste grammaire — ayant bien à l’esprit l’importance capitale de l’éducation des élites. Leurs cours de grammaire nous sont parvenus, certes parce qu’ils avaient opportunément dédicacé nombre de leurs travaux au roi. Cependant, même une discrète œuvre de copiste pouvait combler le suzerain. L’histoire nous est conservée dans une souscription apographe[4].

Alors que Charlemagne passait l’hiver 779-780 dans sa résidence de Worms dans l’attente de marcher de nouveau contre les Saxons (v. Annales royales, a. 780), un certain noble alsacien, Adam, fils d’Aynhard, obtint la charge d’abbé du monastère de Masevaux (Masonis monasterium, Masmünster, dans le Haut-Rhin) en récompense de sa copie de la grammaire de Diomède, qu’il avait exécutée à l’intention du roi !

Le grammairien Diomède[5] avait rédigé au IVe siècle une grammaire en trois livres (Artis grammaticae libri tres) destinée à une audience hellénophone. Or la transmission de cette grammaire a ceci de particulier que tous les nombreux témoins manuscrits conservés descendent de cette unique copie offerte par Adam. Cette grammaire avait certes bénéficié d’une grande faveur vers la fin de l’antiquité, puis dans les milieux insulaires, irlandais et anglo-saxons, mais de cette transmission ancienne, seuls des fragments de citations ont survécu. Ces fragments permettent par ailleurs de supposer qu’Adam avait fait plus que recopier servilement son modèle, car ce faisant, il aurait purgé la grammaire de Diomède des nombreuses citations de poètes latins archaïques.

Alors que le monde avait heureusement accompli
Sept cent années et presque quatre-vingt
Depuis la naissance dont Jésus Christ avait gratifié les siècles,
Et que tu détenais les sceptres des Francs depuis deux fois six années,
Ce livre, ô roi Charles cher à Dieu, Adam,
Lui qui est ton serviteur, rejeton d’Aynhard,
Dont l’heureuse Alsace, féconde pour le bon Bacchus, est la patrie,
L’avait écrit pour toi en la ville de Worms.
Et alors qu’il s’employait à écrire depuis bien trente ans,
L’année où ton petit serviteur l’écrivit, toi, ô pieux roi Charles,
Tu lui as donné le monastère de Masevaux :
Puisse le Royaume de Dieu t’en accorder la récompense éternelle.
 […]

Dum mundus centum redeuntes septies annos
Et decies forte felix expleverat octo,
Ex quo Christus Iesus secla beaverat ortu,
Bissenosque annos Francorum sceptra teneres,
Hunc tibi, care deo Carole rex, scripserat Adam,
Nempe tuus famulus, librum devotus in urbe
Wormatia, soboles Haynhardi, Alsatia felix
Est propria fecunda bono cui patria Bacho,
Tuncque fuit scribens annorum certe triginta,
Quo scripsit servulus anno. Tu, rex pie Carle,
Illi coenobium Mansunvilare dedisti:
hoc tibi regna dei solvant mercede perenni.

[…][6]

MGH Poetae 1 (1881) carm. VI p. 93-94 (https://www.dmgh.de/mgh_poetae_1/index.htm#page/93/mode/1up).

La copie de la main d’Adam ne nous est pas parvenue, mais heureusement le manuscrit Paris, BnF, latin 7494, qui en est très proche, a transmis le poème de dédicace ci-dessus, qu’Adam avait adressé au grand Charles (f. 123r)[7]. Daté du début du IXe siècle (ou du second quart)[8], il a vraisemblablement été copié dans un scriptorium du nord-est de la France où devait se trouver le manuscrit écrit par Adam.

Ainsi, sans l’esprit éclairé de Charlemagne et le labeur d’un copiste, fils d’aristocrate devenu abbé, nous n’aurions jamais pu lire la grammaire de Diomède.

Franck Cinato
8 février 2023


[1] Exp. Lat., I, 551-552 ; voir A. Grondeux, « Fortunes médiévales de l’éloge de la grammaire selon saint Jérôme. Étude et édition de la Sententia Hieronymi de utilitate artis grammaticae » à paraître dans Non est excellentior status : Vaquer à la philosophie médiévale : Études offertes en hommage à Claude Lafleur, ed. David Piché, Valeria Andrea Buffon, Turnhout, 2023. — Je remercie Anne Grondeux pour son aide et ses corrections très appréciées.

[2] Par exemple, la célèbre bible que l’abbé Vivien avait offerte à Charles le Chauve entre 845 et 851 (Paris, Bnf, latin 1). Voir https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b8455903b/f853.item

[3] G. Becker, Catalogi bibliothecarum antiqui, Bonn, 1885, p. 110, cat. 37, n°416-417.

[4] B. Bischoff, « The Court Library of Charlemagne», in Manuscripts and Libraries in the Age of Charlemagne (trad. M. M. Gorman), Cambridge (1994; réimp. 2007) p. 60-63.

[5] Éd. H. Keil, Grammatici Latini, Leipzig, vol. 1, 1857, p. 297-529. Voir la notice du CTLF de F. Desbordes, «Diomède », http://ctlf.ens-lyon.fr/notices/notice_022.htm ; et pour plus de références https://cgl.hypotheses.org/978

[6] MGH Poetae 1 (1881) carm. VI p. 93-94 (https://www.dmgh.de/mgh_poetae_1/index.htm#page/93/mode/1up).

[7] https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b10084098t/f125.item

[8] Bernhard Bischoff, Katalog der festländischen Handschriften des neunten Jahrhunderts III, Wiesbaden : Harrassowitz, 2014, n°4447; le manuscrit se trouvait au IXe siècle dans la bibliothèque de Saint-Pierre de Corbie.

Le saviez-vous #7
Retour en haut
CONTACT
MENTIONS LEGALES
PLAN DU SITE
logo-cnrs
logo-université-paris
Université Sorbonne Nouvelle