
Saviez-vous que le premier poste de maître de conférences en Langue française fut créé dans une institution réservée aux femmes ?
En décembre 1881 ouvre l’École normale supérieure de jeunes filles de Sèvres, qui a vocation à former des enseignantes pour les collèges et les lycées féminins, créés l’année précédente par la loi Camille Sée. Les lycées de jeunes filles nouvellement fondés relèvent du système d’enseignement secondaire et non d’un enseignement primaire s’adressant aux enfants du peuple, qui fréquentent l’école communale. Payant et jusqu’alors réservé aux garçons, l’enseignement secondaire possède une fonction de distinction sociale. Le modèle de l’École normale supérieure préparant à exercer dans l’enseignement secondaire féminin est donc à inventer : il doit se distinguer de son pendant masculin, la prestigieuse école de la rue d’Ulm ; il doit aussi différer de celui de l’École normale supérieure d’enseignement primaire établie en 1880 à Fontenay-aux-Roses, elle aussi réservée aux femmes.

Extraite de la collection de carte postale de l’ENS
L’école de Sèvres se présente comme un lieu d’innovation : on y confiera les enseignements aux plus éminents spécialistes de leur domaine, des universitaires habitués à exercer dans les meilleures institutions parisiennes d’enseignement supérieur, pour un public masculin. Cependant, ni les futures enseignantes ni leurs élèves n’apprendront le latin, du moins pas à cette période : leur bagage littéraire se concentrera sur le français mais, dans ce domaine, les Sévriennes devront être hautement qualifiées. C’est pourquoi, à la différence du cursus de lettres fondé sur les humanités (qu’on qualifierait aujourd’hui de « classiques »), suivi par les hommes, l’étude de la grammaire française s’y fait en dehors de tout enseignement du latin. D’autre part, rompant avec le traditionnel intitulé des chaires universitaires du type Langue et littérature, que celles-ci soient latines, grecques ou encore françaises, comme c’est le cas rue d’Ulm, le cours de Langue française de Sèvres est indépendant du cours de littérature. Les élèves de l’école de Fontenay-aux-Roses, quant à elles, ont un cours dédié à la littérature française, mais pas à la langue : son enseignement y est réduit à des conférences ponctuelles, qui ne justifient pas la création d’un poste particulier.

Photo extraite de Le Cinquantenaire de l’École de Sèvres. 1881-1931, Paris, Printory Serge Lapina.
Le premier maître de conférences en Langue française à Sèvres est le romaniste Arsène Darmesteter, qui enseigne alors parallèlement rue d’Ulm, à la Sorbonne et à l’École pratique des hautes études. Après son décès prématuré en 1888, ses notes de cours aux Sévriennes sont éditées de manière posthume en tant que Cours de grammaire historique de la langue française. Il est remplacé par un collègue à l’orientation plus littéraire : Louis Petit de Julleville. Néanmoins, après la mort de ce dernier en 1900 et jusqu’en 1925, le poste est occupé par Ferdinand Brunot, qui dédie justement à ses élèves de Sèvres son ouvrage La Pensée et la langue. Méthode, principes et plan d’une théorie nouvelle du langage appliquée au français, paru en 1922.
Jeanne Streicher, élève de Brunot à Sèvres, y occupe le poste de maitresse adjointe pour les lettres à partir de 1916. Devenue membre de la Société de linguistique de Paris en 1927, elle publie en 1934 une édition des Remarques sur la langue française de Vaugelas, ouvrage pour lequel elle reçoit le prix Saintour de l’Académie française, avant d’éditer en 1936 les Commentaires sur les remarques.
Muriel Jorge
8 mars 2023
Quelques références bibliographiques
Brunot Ferdinand, 1922, La pensée et la langue. Méthode, principes et plan d’une théorie nouvelle du langage appliquée au français, Paris, Masson et Compagnie.
Darmesteter Arsène, 1891-1897, Cours de grammaire historique de la langue française (édité par E. Muret et L. Sudre), 4 vol., Paris, Delagrave.
Jorge Muriel, 2017, « La langue française, un enseignement pour les jeunes filles ? Formation professionnelle et construction des savoirs linguistiques à l’ENS de Sèvres (1881-1925) », Genre & Histoire, no 20. URL : http://journals.openedition.org/genrehistoire/2853
Margadant Jo Burr, 1990, Madame le professeur : women educators in the Third Republic, Princeton (New Jersey), Princeton University Press.
Mayeur Françoise, 2008, L’éducation des filles en France au XIXe siècle, Paris, Perrin.
Oulhiou Yvonne, 1981, L’École Normale Supérieure de Fontenay-aux-Roses à travers le temps (1880-1980), Fontenay-aux-Roses, ENS Fontenay.
Prost Antoine, 2007, « Inférieur ou novateur ? L’enseignement secondaire des jeunes filles (1880-1887) », Histoire de l’éducation, no 115‑116, p. 149‑169. URL : https://journals.openedition.org/histoire-education/1424
Streicher Jeanne (éd.), 1934, Claude Favre de Vaugelas, Remarques sur la langue françoise, fac-similé de l’édition originale publié sous le patronage de la Société des textes français modernes avec introduction, bibliographie, index, Paris, Droz.
Streicher Jeanne (éd.), 1936, François de La Mothe Le Vayer, Scipion Dupleix, Jean Chapelain, Gilles Ménage, Dominique Bouhours et Valentin Conrart, Commentaires sur les remarques de Vaugelas, avec une introduction, Paris, Droz, 2 vol.
Streicher Jeanne, 1932, « Cinquante années d’enseignement littéraire » dans Le Cinquantenaire de l’École de Sèvres. 1881-1931, Paris, Printory Serge Lapina, p. 225‑280.