Le saviez-vous #10

Saviez-vous pourquoi les Vietnamiens utilisent l’écriture de type latin ?

            Le fait que les Vietnamiens utilisent l’écriture de type latin est un phénomène singulier parmi les pays asiatiques ayant subi l’influence politique et culturelle de la Chine et ceux de l’Union indochinoise. Pourtant, l’invention de l’écriture romanisée du vietnamien ne constitue pas un cas singulier ; elle prend place dans un mouvement universel, à savoir la grammatisation des langues du monde.

Avant la création de l’écriture alphabétique du vietnamien, cette langue possédait deux écritures de type logographique l’un et l’autre : les sinogrammes empruntés à la Chine depuis IIe siècle av. J.-C.  et une écriture démotique, inventée au cours des IXe– Xe siècles par des Vietnamiens qui ont adapté les sinogrammes à certaines des particularités phonétiques de leur langue.

Rhodes, Alexandre de. 1651. Dictionarivm Annnamiticvm [sic] Lusitanvm, et Latinvm ope Sacrae Congregationis de Propaganda Fide in lvcem editvm ab Alexandro de Rhodes E Societate Iesv, eiusdemque Sacrae Congregationis Missionario Apostolico. Rome : Typis, et sumptibus eiusdem Sacr. Congr. col. 1-2.

            L’arrivée des premiers jésuites en Cochinchine, en 1615, à l’origine de l’implantation du catholicisme, inaugure aussi le processus de création d’une nouvelle manière d’écrire au pays du Đại Việt, le Vietnam de cette époque. Éprouvant la nécessité de communiquer avec les autochtones, les missionnaires jésuites suivent une méthode commune d’apprentissage, en vigueur en Europe et dans tous les continents récemment découverts : composition d’une grammaire selon le modèle de la grammaire latine et transcription de la langue autochtone en alphabet latin. Les jésuites portugais ont rapidement composé des vocabulaires, respectivement en 1619 en Cochinchine et en 1634 au Tonkin. Synthétisant les travaux de ses confrères, Alexandre de Rhodes (1593-1660) a publié à Rome en 1651 le premier dictionnaire de la langue parlée sur le territoire de l’actuel Vietnam, le Dictionarium Annamiticum Lusitanum et Latinum, assorti d’une Linguae Annamiticae seu Tunchinensis Brevis Declaratio.

Gia Định báo (n° 6, juin 1868), le premier journal en chữ quốc ngữ dont le premier numéro est apparu en avril 1865 (source Gallica).

            À partir de 1663, les vicaires apostoliques français et les prêtres séculiers des Missions Étrangères s’installent à leur tour en Cochinchine et au Tonkin. Ils fondent un collège général à Ayutthaya (Siam) et des collèges locaux au Tonkin dans le but de contribuer à la formation d’un clergé autochtone. Dès lors, l’écriture romanisée du vietnamien, déjà employée comme outil d’apprentissage à l’intention des missionnaires étrangers, est enseignée aux séminaristes vietnamiens. Cette écriture est régulièrement utilisée comme moyen de communication dans les rapports d’activité que les prêtres européens ou vietnamiens adressent à leurs supérieurs pendant toute la période des XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles. 

            La prise du port de Tourane (aujourd’hui Đà Nẵng) en 1858, puis l’occupation de la Cochinchine par les Français, modifient en profondeur la situation politique, linguistique et culturelle du Vietnam. L’écriture romanisée du vietnamien, nommée le chữ quốc ngữ (écriture de la langue nationale), sort du cercle de l’Église ; il est alors introduit dans l’enseignement en Cochinchine. En 1882, le chữ quốc ngữ devient l’écriture officielle de rédaction des documents administratifs. Après la signature du traité de protectorat (1884-1885) qui place l’Annam et le Tonkin sous l’administration indirecte de la France, le modèle des écoles franco-indigènes se répand dans tout le pays. L’écriture romanisée se diffuse alors et remplace rapidement les sinogrammes dans l’enseignement. Elle figure au programme des concours de mandarins à partir de 1898. En 1906, la réforme de l’enseignement traditionnel est mise en application. Ainsi, les écoles villageoises sont placées sous la double tutelle de l’autorité mandarinale et du chef du service de l’enseignement, détenteur de l’autorité coloniale en matière d’instruction publique. Fort du soutien actif des intellectuels vietnamiens, le chữ quốc ngữ est alors largement enseigné au Tonkin et en Annam avec pour objectif la lutte contre l’analphabétisme. Après l’abolition du système de recrutement par concours des mandarins en 1919, l’écriture romanisée du vietnamien se substitue aux caractères chinois dans presque toutes les sphères d’activité de la société vietnamienne et devient écriture officielle nationale en 1945. 

Lycée Khai Dinh: L’École nationale (quốc học) créée par l’ordonnance royale du 23 octobre 1896 pour enseigner le français aux futurs mandarins. Elle est baptisée le nom Lycée Khai Dinh à partir de 1936.
Source : Association des Amis du Vieux Hue
Scène de l’école confucéenne (province de Thua Thien Hue)
Source : Archives nationales d’outre-mer (Aix en Provence)
Citée dans Trịnh, Văn Thảo. 1995. L’école française en Indochine (Paris: Éditions Karthala), p.106.

Le succès du chữ quốc ngữ, inédit dans le monde soumis à l’influence culturelle de la Chine ou dans l’Union indochinoise, est en réalité le fruit de deux volontés parallèles : celle des colons français, qui veulent apprendre plus facilement le vietnamien et rapprocher les cultures vietnamienne et française, et celle des lettrés vietnamiens, qui y voient un outil de lutte contre l’analphabétisme et de généralisation de ce que nous appelons aujourd’hui la littératie.

Thi Kieu Ly Pham
14 juin 2023



Références

Sources manuscrites

Archivum Romanum Societatis Iesu, Jap-Sin 71, fols. 002–012

Biblioteca da Ajuda, Jesuítas na Ásia (Lisbonne), vol. 49-V-31, fol. 308r.

Archives de la Société des Missions Étrangères de Paris, vol. 680, p. 288–289.

Sources imprimées

Aymonier, Étienne 1890. La langue française et l’enseignement en Indochine. Paris : A. Colin.

Bulletin officiel de la Cochinchine française (Saigon: s. n., 1865–88).

Bezançon, Pascale. 2002. Une colonisation éducatrice ? L’expérience indochinoise (1860-1945). Paris : L’Harmattan.

DeFrancis, John. 1977. Colonialism and Language Policy in Viet Nam. The Hague/Paris/New York : Mouton Publishers.

Forest, Alain. 1997. Les missions françaises au Tonkin et au Siam, XVIIe-XVIIIe siècles, vol. 1. Paris : L’Harmattan.

Jacques, Roland. 2002. L’œuvre de quelques pionniers portugais dans le domaine de la linguistique vietnamienne jusqu’en 1650. Bangkok : Orchid Press.

Marillier, André. 1995. Nos pères dans la foi: notes sur le clergé catholique du Tonkin de 1666 à 1765, vol. 1. Paris : Églises d’Asie.

Ministère de la Marine et des Colonies. 1865. Revue maritime et coloniale, vol. 14. Paris : Paul Dupont-Challamel ainé.

Phạm, Thị Kiều Ly. 2022. Histoire de l’écriture romanisée du vietnamien (1615-1919). Paris : Les Indes savantes.

Rhodes, Alexandre de, 1651. Dictionarivm Annnamiticvm [sic] Lusitanvm, et Latinvm ope Sacrae Congregationis de Propaganda Fide in lvcem editvm ab Alexandro de Rhodes E Societate Iesv, eiusdemque Sacrae Congregationis Missionario Apostolico. Rome : Typis, et sumptibus eiusdem Sacr. Congr.

Roucoules, Émile. 1889. « Étude sur l’Instruction publique en Cochinchine ». Bulletin de la Société des études indo-chinoises de Saïgon (2nd semestre 1889).

Roucoules, Émile. 1890. « Le français, Le quốc-ngữ et l’enseignement public en Indochine – Réponse à M. Aymonier ». Bulletin de la Société des études indo-chinoises de Saïgon (1e semestre 1890).

Trịnh, Văn Thảo. 1995. L’école française en Indochine (Paris: Éditions Karthala.

Trương, Vĩnh Ký. 1888. « Écriture en Annam ». Bulletin de la Société des études indo-chinoises de Saïgon (1er  semestre 1888). 5-9.

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