Le saviez-vous #9

Saviez-vous combien de thèses du Cercle linguistique de Prague furent rédigées et dans quelle langue ?

Le petit recueil de 1929 intitulé Thèses constitue certainement le texte du Cercle linguistique de Prague [plus loin, CLP ou Cercle] le plus connu. L’histoire de la rédaction de son contenu, de ses traductions et de sa distribution fut cependant complexe, de sorte que l’identification, la lecture et l’interprétation de ses différentes parties peuvent donner lieu à de nombreux malentendus.  

Au départ, les thèses du CLP furent conçues au nombre de dix, en réponse à une partie des vingt-six « problèmes à discuter », relevés par les comités d’organisation des trois sections (littéraire et historique ; linguistique ; pédagogique et didactique) lors du 1er Congrès des philologues slaves, organisé entre le 6 et le 13 octobre 1929 à Prague en Tchécoslovaquie. Leur première version destinée à être publiée fut rédigée en tchèque. Elle fut aussitôt traduite en français par Louis Brun, directeur de l’Institut français de Prague et membre du CLP. Portant une signature collective, tous les textes originaux en tchèque, complétés de la traduction française de la dixième thèse uniquement (consacrée à l’enseignement des langues dans le secondaire) furent imprimés sur des feuilles libres non numérotées, et distribués aux participants du Congrès. Il est possible de les retrouver dans plusieurs bibliothèques européennes dont deux à Paris, glissés à l’intérieur du recueil rassemblant la totalité des thèses prononcées au cours du Congrès, sous un titre principal en tchèque et en français, These a poznámky k diskusi – Propositions (cf. První sjezd slovanských filologů v Praze/ Premier Congrès des Philologues slaves à Prague, 1929). La traduction française des neuf premières thèses du CLP constitue un chapitre du premier volume des Travaux du Cercle linguistique de Prague, intitulé Mélanges linguistiques dédiés au Premier congrès des philologues slaves, et c’est dans cette traduction, qui est à l’origine de la notoriété internationale de ces textes, qu’apparaît pour la première fois comme intitulé unique du chapitre en question le mot français « Thèses » (cf. les fac-similés des deux versions in Čermák, Poeta, Čermák, éds. 2012 : 682-707 et 708-744).

Fac-similés de la première page de la dixième thèse “perdue”, en français et en tchèque, tirés depuis l’édition de I. Sjezd slovanských filologů v Praze = 1er Congrès des philologues slaves. (1929). These a poznámky k diskusi = Propositions. Sekce 1-3.  Praha : Státní tiskárna. 3 vol., et publiés dans Čermák, Petr, Poeta, Claudio & Čermák, Jan. 2012. Pražský lingvistický kroužek v dokumentech. Praha : Academia, p. 711 et 742.

Dans certaines sources étrangères, il est possible de lire parfois que les thèses du CLP furent rédigées en français, au nombre de neuf (ainsi p. ex. Garroni 1966 ; Fontaine 1974 : 18 et 27, ou Fontaine 1994 : 10). Cette idée put même appuyer des conclusions, comme celle qui attribue à certaines séquences du texte « une certaine faiblesse de pensée, au détour d’une phrase qu’il a été malaisé de contrôler. Ceci d’autant que les Thèses ont été rédigées en français, langue étrangère pour la majorité des participants » (sic, Fontaine, 1994 : 10). Ceci est source de controverses, puisque, malgré une traduction globalement fidèle, il existe quelques différences non négligeables entre les versions tchèque et française : par exemple, dans plusieurs occurrences à l’intérieur des dix thèses, le terme tchèque jazyk, signifiant « langue », est traduit comme « langage » auquel correspond en principe son équivalent tchèque řeč, et vice versa (fac-sim. in Čermák, Poeta, Čermák, éds. 2012 : 693 et 722, 697 et 725, 706 et 737, 708-709 et 739-740). Par ailleurs, même si elle fut la première à être diffusée en français, la dixième thèse, portant le titre « Utilisation des nouvelles doctrines linguistiques dans les écoles secondaires », reste pratiquement inconnue à l’international.

Une autre difficulté est représentée par le titre « Thèses ». Il existe une idée selon laquelle ce texte aurait la qualité d’un manifeste, et il est même possible de lire qu’il « représentait le programme du CLP auquel l’on devait adhérer pour devenir membre du Cercle. » (cit. Fontaine 1974 : 26). Or, le titre original bilingue These k diskuzi – Propositions, dans lequel le terme tchèque these, issu du jargon des congrès de l’époque, désignant des propositions soumises à la discussion lors du Congrès et partagé par l’ensemble, indique déjà que la finalité de ces textes était beaucoup moins ambitieuse et ferme que celle d’un manifeste normatif (cf. en détail in Čermák, Poeta et Čermák 2012 : 548 et 566). Ensuite, non seulement le règlement intérieur du CLP de 1930 (lorsque le Cercle devint une association déclarée) ne soutient pas l’hypothèse du devoir des futurs membres d’adhérer aux thèses, mais encore plusieurs membres du CLP ne furent pas structuralistes, et par ailleurs les comptes rendus des réunions du Cercle postérieurs au Congrès témoignent à leur tour du fait que les thèses continuaient réellement à être discutées et qu’elles ne furent guère envisagées comme un texte clos et abouti (cf. in Čermák, Poeta & Čermák 2012 : 358-362 et 549).  

Pour finir, abordons la question de l’attribution des différentes thèses à des auteurs précis. Il semble que pendant presque quarante ans suivant leur parution, aucun de leurs auteurs ne s’est prononcé à ce sujet. Ensuite, en 1969, en guise d’accompagnement de la nouvelle publication des neuf premières thèses connues dans le 3e numéro de la revue Change, la rédaction publia également la traduction française d’une lettre de Roman Jakobson et des morceaux d’une autre lettre qui apportaient des précisions sur les auteurs des esquisses préliminaires aux différentes thèses, qui seraient soumises ensuite à des discussions au sein du CLP et aux retouches effectuées par les membres du bureau du Cercle, comprenant Vilém Mathesius, Bohumil Trnka, Bohuslav Havránek, Jan Mukařovský et Roman Jakobson. Une autre longue lettre de Roman Jakobson apportant de nouvelles précisions à ce sujet fut publiée dans le 4e numéro de la même revue (d’après Čermák, Poeta, Čermák, éds. 2012 : 558-559). En 1990, dans son grand travail bibliographique Roman Jakobson. A Complete Bibliography of his Writings, Stephen Rudy publia une longue note éditoriale portant sur les Thèses, dans laquelle il affirma que les informations apportées pour la première fois par la revue Change avaient été biaisées à cause des erreurs d’impression (sans toutefois développer de quel type d’erreurs il s’agirait). Il proposa une nouvelle liste d’auteurs présumés, effectuée d’après un exemplaire de la revue Change annoté, selon ses dires, postérieurement par la main de Roman Jakobson en personne (Rudy 1990 : 11-12). Mais le mystère n’en est pas davantage résolu : malheureusement, les originaux des lettres et des notes de Roman Jakobson, cités par la revue Change et par Stephen Rudy, ne sont à ce jour pas encore retrouvées, et Stephen Rudy aurait commis lui-même une petite erreur bibliographique dans sa note éditoriale (mentionnant un numéro de la revue Change de l’année 1970, auquel correspondrait en réalité le n°4 de l’année 1969), ce qui complique partiellement l’interprétation de ses propos (d’après Čermák, Poeta, Čermák, éds. 2012 : 560-561). De plus, ni la revue Change, ni Stephen Rudy ne semblaient connaître la réédition tchèque de l’ensemble des dix thèses en 1970 par Josef Vachek, qui s’exprima également sur la question des auteurs, dans son propre appareil critique.

Un récapitulatif détaillé des différentes possibilités d’attribution d’auteur à chaque thèse, selon les sources existantes à ce jour, est proposé dans l’ouvrage Pražský lingvistický kroužek v dokumentech (= Cercle linguistique de Prague dans les documents) de Petr Čermák, Claudio Poeta et Jan Čermák, publié en 2012 à Prague. Nous encouragons les lecteurs désireux d’obtenir les noms de tous les auteurs possibles des thèses à consulter directement ce livre. Puisque le développement massif d’outils de traduction automatique de plus en plus performants permet un accès de plus en plus pertinent aux textes scientifiques écrits dans des langues de moindre diffusion, dont le tchèque, nous espérons que notre petit billet contribuera peut-être, chez certains de nos lecteurs, à l’envie d’y recourir.   

Ilona Sinzelle Poňavičová
12 avril 2023

Bibliographie

I. Sjezd slovanských filologů v Praze = 1er Congrès des philologues slaves. (1929). These a poznámky k diskusi = Propositions. Sekce 1-3.  Praha : Státní tiskárna. 3 vol.

[Cercle linguistique de Prague]. (1929). « Thèses ». In : Mélanges linguistiques dédiés au premier congrès des philologues slaves. Travaux du Cercle linguistique de Prague. Vol. 1. Praha : Jednota československých matematiků a fysiků, p. 7-29 [Fac-sim disponible depuis http://cercledeprague.org/pdf/theses.pdf, consulté le 10-04-2023].

Čermák, Petr, Poeta, Claudio & Čermák, Jan. 2012. Pražský lingvistický kroužek v dokumentech. Praha : Academia.      

Change n° 3‎. (1969). ‎Le Cercle de Prague : Mathesius, Jacobson, Mukarovsky, Troubetzkoy, Havranek, Polivanov, Brik, Chklovski, Maïakovski, Meyerhold, Tatline. Pour la Révolution. Paris : Seuil.

Change, n° 4. (1969). La mode l’invention. Michel Butor, Jean-Paul Aron, Balzac, Stéphane Mallarmé, Jean-Pierre Faye, Eric Clémens, Roland Barthes, Claude Ollier, Jean-Claude Montel, Philippe Boyer, P. Zumthor, Jean Paris, O. Brik. Paris : Seuil.

Fontaine, Jacqueline. (1974). Le Cercle linguistique de Prague. Tours : Mame.

Fontaine, Jacqueline. (1994). « La conception du système linguistique au Cercle de Prague ». In :  L’école de Prague : l’apport épistémologique, Cahiers de l’ILSL no 5, p. 7-18. https://crecleco.seriot.ch/colloques/94CLP/Fontaine.pdf.

Garroni, Emilio, intr., Pautasso, Sergio. (1966). Il circolo linguistico di praga. Le tesi del ’29. Milano :  Silva.

Rejnková, Růžena, comp. (1968). I. Sjezd slovanských filologů v Praze 1929: Bibliografie. Praha : Státní knihovna ČSSR – Slovanská knihovna.  

Rudy, Stephen. (1990). Roman Jakobson. A Complete Bibliography of his Writings.

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