Le saviez-vous #12

Saviez-vous d’où vient la notion d’« espace mental » ?

La théorie des espaces mentaux, formulée par Gilles Fauconnier au milieu des années 1980 (Fauconnier 1985, 1994 et 1997), se développe à partir des études sur les procès de création, de connexion et de transition entre espaces mentaux ou espaces de représentation1. Le but est de comprendre par un raisonnement de type spatial les procès cognitifs de l’imagination et d’analyser les modèles mentaux que les agents cognitifs2 développent à partir de la réception de stimuli.

Les espaces mentaux sont « des paquets conceptuels, activés pendant le raisonnement, et fournissant une clé pour la compréhension des évènements » (Albano & Monneret 2023 : 2).

Gilles Fauconnier (1944-2021)

Selon Fauconnier, la réalité perçue, les situations et les réalités possibles, les situations passées et futures, les situations hypothétiques et certains domaines abstraits comme la religion, la vie émotionnelle, l’économie ou la politique sont des espaces mentaux (Albano 2014 ; Albano 2020).

La création des espaces mentaux est liée à un contexte véhiculé par le langage et par les caractéristiques des espaces mentaux générés. Généralement, les modèles cognitifs, les cadres, le mapping influencent la construction des espaces mentaux.

Le linguiste affirme à plusieurs reprises qu’on peut construire de nouvelles connexions grâce aux espaces mentaux déjà existants en créant de nouveaux cadres, mais qu’il est impossible qu’un espace mental puisse élaborer l’espace mental à partir duquel il a été créé. On retrouve, en outre, parmi les mécanismes cognitifs qui servent à connecter les espaces déjà existants ou à en créer de nouveaux, les « fonctions trans-domaine », c’est-à-dire la référence, l’inférence3 et la projection de structure. De plus, des connecteurs et des connexions conceptuelles lient les espaces mentaux et les autres domaines par la coréférence, l’analogie, la métaphore et la métonymie.

La formation des espaces mentaux a lieu grâce aux « constructeurs d’espace » ou, pour mieux dire, les constructions linguistiques ou grammaticales et les éléments pragmatiques et rhétoriques qui activent un procès de construction mentale. Selon Fauconnier (1985 : 17), les constructeurs des espaces mentaux « come with linguistic clauses, which typically (but not always) predicate relations holding between space elements »4 et peuvent être des expressions circonstancielles (en 1984, dans l’esprit de Luc, de son point de vue), des connecteurs (si, puis, alors, ou..ou, ni..ni, soit..soit), des combinaisons qui soulignent la relation sujet-verbe (Luc croit, Julie espère, Le professeur affirme). Ainsi, quand un espace M est introduit dans le discours par un constructeur d’espace SBm, il doit être associé pragmatiquement à son espace créateur et il doit y avoir un connecteur capable de lier les causes avec les buts dans les espaces créateurs ainsi que dans les espaces créés. Observons les exemples proposés par le linguiste (Ibid. : 17-18) :

a. «In that movie, Clint Eastwood is a villain»
b. «But he thinks he’s a hero»
c. «Max believes that in Len’s picture the flowers are yellow»5

Les deux premières phrases mettent en relation deux espaces mentaux créateurs (la réalité du film et la réalité du locuteur), et les constructeurs d’espace sont « he thinks », qui crée une connexion entre les réalités et les croyances, et « in that movie », qui lie les acteurs aux personnages. La troisième phrase montre en même temps un espace mental lié à la réalité du locuteur et un espace mental lié à la photographie, et ces espaces mentaux sont connectés par un constructeur d’images mentales, « Max believes », qui lie la réalité aux croyances, et par un connecteur d’images, « in Len’s picture », qui crée un lien entre les modèles et les photographies.

Les principaux « constructeurs d’espace » sont l’espace-temps, l’espace-lieu, l’espace-domaine et les espaces hypothétiques. Il est intéressant de remarquer que les deux premiers types de constructeurs mettent en évidence la contrepartie temporelle et spatiale d’un élément dans un autre espace mental. Comme on l’a déjà affirmé précédemment, les adverbes temporaux constituent des exemples de constructeurs d’espace-temps.

Ainsi, la phrase « en 1990 l’homme avec les cheveux blancs avait les cheveux noirs » signifie qu’il y a deux espaces mentaux définis R et M, et que le premier fait référence à « aujourd’hui » et le deuxième à « en 1990 ». Comme on peut l’observer par l’image qui suit, le syntagme nominal « l’homme avec les cheveux blancs » fonde X1 en R et identifie sa contrepartie X2 en M :

Fig. 1

Toutefois, il peut arriver que le syntagme nominal signifie que « l’homme avec les cheveux blancs a aussi eu les cheveux noirs », ce qui détermine une lecture contradictoire de la phrase, en dirigeant la description vers l’espace M et en impliquant l’attribution à X2 d’un autre élément contradictoire X2.

Fig. 2

Le « constructeur de l’espace-lieu » est généralement un adverbe de lieu ou un complément de lieu. Ainsi, la phrase « en France le ministre des Affaires étrangères parle trois langues » crée un espace mental M différent de l’espace mental d’origine, R, qui se réfère à « ici », et les syntagmes nominaux « le ministre des Affaires étrangères (Laurent Fabius) » et « trois langues (français, anglais, allemand) » créent, à leur tour, leurs contreparties dans l’espace M, qui pourraient être « le ministre des Affaires étrangères (Emma Bonino) » et « trois langues (italien, anglais, espagnol) ». Le « constructeur de l’espace-domaine » renvoie au domaine des activités, comme le jeu, la politique, les sciences, le sport, la littérature et ainsi de suite.

Si on observe la phrase « dans la cuisine française on utilise du beurre», on verra que l’espace mental M renvoie à la cuisine française et que l’espace mental d’origine, R, fait référence à « ici ». Étant donné que « ici » est représenté par « moi qui habite en Italie », on aura un espace d’origine où émergera une phrase du type « dans la cuisine italienne on utilise l’huile d’olive ».

En général, le « constructeur d’espaces hypothétiques » est « si », comme dans la phrase « si Jean était millionnaire, sa maison sur la colline serait une villa au bord de la mer ». On peut observer ici que l’espace mental M est représenté par « millionnaire/villa au bord de la mer » et l’espace mental R par « nanti/maison sur la colline ».

À ces constructeurs d’espaces mentaux peuvent être ajoutés les modes, les temps verbaux et les pronoms. Les premiers, par exemple, permettent d’élaborer une phrase grâce à d’importants indices grammaticaux et de signaler à quel type d’espace renvoie la description (Ibid. : 33).

Des phrases comme « Lucie veut que sa sœur porte une jupe qui soit belle » et « Lucie veut que sa sœur porte une jupe qui est belle », montrent comment « une jupe qui » peut être soit une description en R soit une description en M. Le subjonctif indique une description en M, l’indicatif une description en R.

Les pronoms, quand ils ont un antécédent dans un espace mental, peuvent également identifier leur contrepartie dans l’autre espace. Dans cette perspective, Fauconnier (Ibid. : 35) a mis en évidence trois cas particuliers : les connecteurs multiples, les contreparties multiples et les descriptions multiples. Le premier groupe est composé de n’importe quelle forme d’identité entre les contreparties, qui ait au moins une relation d’équivalence. C’est le cas dans la situation proposée par le linguiste, qui émet l’hypothèse d’un film sur la vie de Hitchcock où le rôle principal est joué par l’acteur Welles et où le même Hitchcock joue dans le film le rôle d’un homme qui attend à l’arrêt de bus. Dans ce contexte, la phrase « Hitchcock s’est vu lui-même dans le film » montre un espace mental R où il y a Hitchcock et Welles et un espace mental M où il y a l’homme à l’arrêt de bus et Hitchcock.

Le deuxième groupe, celui des contreparties multiples, montre comment un seul connecteur peut produire plus d’une contrepartie par élément.

Imaginons ainsi une situation où la nouvelle voisine d’Anne est Céline Dion, mais où Anne ne le sait pas, et observons les phrases « Anne pense que sa nouvelle voisine est bruyante » et « Anne pense que Céline Dion vit au Canada ». Nous remarquons qu’un élément en R (a = Céline Dion = nouvelle voisine de Anne) aura deux contreparties en M (Céline Dion et nouvelle voisine) à cause du constructeur d’espace « Anne pense », puisqu’Anne ne sait pas que Céline Dion et sa nouvelle voisine sont la même personne.

Le troisième groupe est défini comme celui des « constructions multiples », puisqu’on y trouve une surabondance de contreparties, mais qu’apparemment une seule contrepartie lie R à M par un constructeur d’espace. Les phrases « le vainqueur de la compétition est Luc et il est chauve », « le vainqueur est Luc mais Jean pense qu’il s’appelle Jules » et « le vainqueur de la compétition est chauve mais Jean pense qu’il est châtain » créent un espace mental R où « Luc/châtain/vainqueur » sont le même individu et un espace M créé par le constructeur « Jean pense » où « Jules/chauve/vainqueur » sont des descriptions du même individu.

La suite de ce billet sera publiée très prochainement !

Mariangela Albano
11 octobre 2023

  1. Le terme d’espace mental est similaire à celui de modèle mental élaboré par Johnson-Laird (1982). Le théoricien considère le modèle mental comme une représentation de la réalité, une construction cognitive de niveau supérieur différente à la fois de celles qui sont définies comme des images mentales, c’est-à-dire les caractéristiques perceptives des objets, et de celles qui renvoient à des représentations propositionnelles, c’est-à-dire les dispositifs qui représentent le monde par une succession de symboles. ↩︎
  2. Selon Pollock (1993: 240), un agent cognitif est « any system capable of acting on its environment to render it more congenial to its continued survival» [n’importe quel système capable d’agir sur son environnement pour le rendre plus agréable à sa survie continue]. ↩︎
  3. Plus particulièrement, les espaces mentaux interconnectés montrent comment la référence et l’inférence se développent dans des contextes déterminés. ↩︎
  4. Ma traduction : viennent avec des propositions linguistiques qui normalement (mais pas toujours) prédiquent des relations entre les éléments de l’espace. ↩︎
  5. Ma traduction : a. « Dans ce film, Clint Eastwood est un méchant »; b. « Mais il pense être un héros »; c. « Max croit que sur la photographie de Len les fleurs sont jaunes ». ↩︎

Bibliographie

Albano, Mariangela. 2020. Blending et analogie. Pour une étude contrastive des métaphores dans Kassandra et Minotaurus et dans leurs traductions françaises. Berne : Peter Lang (Kontraste/Contrastes. Studien zum deutsch-französischen Sprach-und Diskursvergleich).

Albano, Mariangela. 2014. Modèles, textes, processus : une étude cognitive des métaphores défigées et d’invention (thèse de doctorat, Université des études de Palerme et Université de Bourgogne).

Albano, Mariangela & Philippe, Monneret. 2023. Blending et analogie : enjeux épistémologiques. Corela : Cognition, Représentation, Langage, HS-39. [En ligne : http://journals.openedition.org/corela/15985 ; DOI : https://doi.org/10.4000/corela.15985].

Fauconnier, Gilles. 1985. Mental Spaces : Aspects of Meaning Construction in Natural Language. Cambridge & London : MIT Press.

Fauconnier, Gilles. 1994. Mental Spaces. Cambridge & New York : Cambridge University Press.

Fauconnier, Gilles. 1997. Mappings in Thought and Language. Cambridge & New York : Cambridge University Press.

Johnson-Laird, Philip N. 1982. Mental Models : Toward a Cognitive Science of Language, Inference and Consciousness. Cambridge & New York : Cambridge University Press.

Pollock, John L. 1993. The Phylogeny of Rationality. Cognitive Science 17(4). 563–588.

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