Le saviez-vous #13

Saviez-vous ce que Sapir et Whorf entendaient par relativité linguistique ?

Il est aujourd’hui fréquent de parler d’hypothèse de Sapir-Whorf pour renvoyer à la notion de relativité linguistique. Est-ce justifié ? Et d’abord, qu’est-ce que la relativité linguistique ?

Pour simplifier, car il existe de nombreuses formes de relativité, la position relativiste affirme que nos pensées dépendent de signes, que le contenu de ces signes est attaché à une langue particulière, et que ce contenu particulier forme nos “concepts”. La version forte de la relativité pose que la langue détermine ou limite la flexibilité intellectuelle du sujet et l’enferme dans une “vision du monde”. Des versions affaiblies consistent, par exemple, à dire qu’une langue oriente l’attention de ses locuteurs vers certaines distinctions conceptuelles, ou aspects de leur environnement. De telles versions peuvent voisiner avec des thèses universalistes, par exemple s’agissant du découpage du spectre des couleurs par des langues particulières (Everett 2013, pour une discussion de la recherche expérimentale récente).

On voit que subsumer les diverses formes de relativité sous une “hypothèse de Sapir-Whorf” pose un premier problème : il n’y a pas une hypothèse mais une famille d’hypothèses. En outre, en semblant sous-entendre que les idées de Sapir et de Whorf sur la relativité convergent ou se complètent, l’expression invite à négliger les différences qui les séparent. Notons aussi que ni Sapir ni Whorf ne parlent d’hypothèse : la relativité a chez eux le statut d’un principe acquis. Enfin, problème moins sérieux, car généralement bien reconnu, l’expression pourrait laisser songer que Sapir et Whorf ont inventé la notion de relativité. Or, celle-ci a une longue histoire (Leavitt 2011). Pour comprendre dans quelle mesure il est légitime d’associer Sapir et Whorf, il est nécessaire de revenir aux sources, c’est-à-dire à leurs conceptions respectives de la relativité.

Depuis quand parle-t-on d’hypothèse de Sapir-Whorf ?

En 1953 eut lieu à Chicago une conférence sur le thème des “interrelations entre le langage et autres aspects de la culture”, à laquelle participèrent des grands noms de la linguistique américaine. Ce serait Hoijer (1954: 92) qui, dans les actes, aurait été le premier à parler d’hypothèse de Sapir-Whorf.  Il est vraisemblable, toutefois, que l’expression doive sa popularité à la préface que John B. Carroll, un psychologue proche de Whorf, fit figurer en tête d’une anthologie de textes écrits par son ami (Carroll in Whorf 1956 : 27 ; cf. Koerner 2002 : 39). Mais quelles étaient les idées de Sapir et de Whorf ?

Sapir (1884-1939)

La relativité linguistique est un sujet relativement peu présent chez Sapir, eu égard à l’étendue de sa production et à la diversité de ses intérêts : la linguistique des langues amérindiennes d’abord, la linguistique générale, mais aussi la psychologie et la psychanalyse, l’anthropologie et la sociologie, la littérature et la musique.

Ses idées en matière de relativité font se croiser plusieurs thèmes : la langue comme “forme de la pensée”, l’emprise de la forme sur la fonction, la part d’affectivité dans la langue, et le motif traditionnel de la critique de la langue comme source d’erreurs et de préjugés. Ce dernier thème est discuté au moins depuis Francis Bacon, et a été particulièrement exploré par les germanophones avant Sapir (Cloeren 1988) et à l’époque du linguistic turn (Rorty 1967). Avant de passer en revue ces quatre thèmes, évoquons brièvement le terme de relativité.

La relativité

Ce mot est une allusion transparente à Einstein, c’est-à-dire à l’idée que la détermination de quantités physiques doit prendre en compte le système de l’observateur et sa vitesse. Sapir l’emploie pour la première fois en référence aux types psychologiques de Jung, en particulier pour parler de la dépendance des visions du monde à l’égard de ces types (par excellence, l’introversion et l’extraversion ; 1923 : 532). Dans “The grammarian and his language”, il met d’ailleurs en parallèle cette relativité psychologique et la relativité linguistique. Le passage suit une discussion de la diversité linguistique. A titre d’exemple, explique Sapir, là où l’anglais dit the stone falls, le nootka dit quelque chose comme ‘it stones down’, et il ajoute :

It would be possible to go on indefinitely with such examples of incommensurable analyses of experience in different languages. The upshot of it all would be to make very real to us a kind of relativity that is generally hidden from us by our naive acceptance of fixed habits of speech as guides to an objective understanding of the nature of experience. This is the relativity of concepts or, as it might be called, the relativity of the form of thought. It is not so difficult to grasp as the physical relativity of Einstein nor is it as disturbing to our sense of security as the psychological relativity of Jung, which is barely beginning to be understood, but it is perhaps more readily evaded than these. For its understanding the comparative data of linguistics are a sine qua non. It is the appreciation of the relativity of the form of thought which results from linguistic study that is perhaps the most liberalizing thing about it. What fetters the mind and benumbs the spirit is ever the dogged acceptance of absolutes.
(Sapir, 1924 : 159)

Ainsi, la mise en forme habituelle de la pensée n’est pas un guide objectif pour la conceptualisation de l’expérience et n’a qu’une valeur relative. Mais cette relativité est dépassable. Nous reviendrons au rôle de la linguistique dans ce dépassement.

Venons maintenant aux thèmes relativistes que recouvre cette notion générale de relativité.

Le langage comme forme de la pensée

L’expression form of thought incite à nous poser la question du rapport entre langue et pensée chez Sapir. Dire que les langues mettent différemment en forme la pensée (Sapir, 1921 : 22) pourrait suggérer que la pensée soit est informe, soit a une structure et est universelle. Mais les déclarations de Sapir ne confirment pas ce point de vue. Il décrit ainsi la pensée comme “the highest potential content of speech” (Sapir, 1921 : 14), entendant par là les formes investies par le locuteur de tout leur potentiel sémantique, l’opposé en quelque sorte du psittacisme. Cette conception peut faire songer à Steinthal, chez qui le mot épargne une présentification de toutes les intuitions contenues sous un concept (Steinthal, 1855 : 330-1). Notons que Boas renverra à Steinthal pour le louer d’avoir fait de la form of thought des divers peuples un produit de l’environnement culturel et linguistique (Boas, 1904 : 518).

Les déclarations de Sapir dans Language plaident pour une dépendance de la pensée à l’égard de la langue (“thought is nothing but language denuded of its outward garb” ; 1921 : 238-9). Quand apparaît aussi le motif du signe instrument, c’est pour souligner que l’instrument a servi à embrayer le développement conceptuel (1921 : 14).

Forme et fonction

Pour Sapir, une langue est un système composé de sous-systèmes qu’il appelle “patterns“. Un pattern est configuré par l’ensemble des relations que les unités ont entre elles. Ainsi, par exemple, les phonèmes sont-ils des “points in the phonetic pattern” (“Sound patterns in language”, 1925 : 35). Notons que, pour parler comme Hermann Paul, toute configuration linguistique prend en compte à la fois le “matériel” (les thèmes lexicaux et toute espèce de lien sémantique), le flexionnel et le dérivationnel, et la réalisation formelle. Ainsi, les phonèmes forment une configuration non seulement en fonction des traits distinctifs qui entrent dans leur réalisation formelle, mais aussi en fonction des liens paradigmatiques et fonctionnels, qui rapprochent par exemple /f/ et /v/ en raison d’alternances comme wife / wives.

Les patterns linguistiques, plus peut-être que les autres configurations culturelles, sont caractérisés par l’action inconsciente des régularités formelles, et ces régularités peuvent aller à l’encontre d’une motivation fonctionnelle. Dans I am hungry / J’ai faim, I ou je sont formellement identiques aux I / je agentifs, ce qui paraît illogique par rapport à l’allemand mich hungert, où, avec plus de vraisemblance, c’est Hunger qui est agentif (2002 [1928-1937] : 109-110). Une configuration agent-procès s’est étendue par inertie formelle au-delà des cas appropriés. La forme prend le pas sur la fonction.

Cette emprise de la forme est souvent décrite par Sapir comme produite par la saisie intuitive d’une certaine harmonie, c’est-à-dire comme s’imposant à nous comme le ferait une forme esthétique ou un style (Fortis 2019) :

the forms of speech developed in the different parts of the world are at once free and necessary, in the sense in which all artistic productions are free and necessary. Linguistic forms as we find them bear only the loosest relation to the cultural needs of a given society, but they have the very tightest consistency as aesthetic products.  
(Sapir, 1927 : 550)

Voici une première thèse relativiste : une forme désinvestie en partie, voire totalement, de son contenu, dirige la pensée de la même manière qu’une partition dicte aux musiciens leur jeu (Allen, “The theme of the unconscious in Sapir’s thought”, 1986 : 462). Le salut réside alors dans l’expression individuelle. C’est en effet l’expression de la personnalité individuelle qui libère de la contrainte qu’est susceptible d’exercer la forme pour la forme :

Just as soon as an external and purely formal aesthetic device ceases to be felt as inherently essential to sincerity of expression, it ceases to remain merely a condition of the battling for self-expression and becomes a tyrannous burden, a perfectly useless fetter.
(Sapir, 1917 ; voir Laplantine 2019, 2023)

L’affectivité dans la langue

La langue est affectivement investie :

Would we be so ready to die for “liberty”, to struggle for “ideals”, if the words themselves were not ringing within us? And the word, as we know, is not only a key; it may also be a fetter.
(Sapir, 1921: 17)

Ces formes investies affectivement relèvent de ce que Sapir appellera ailleurs un symbolisme de condensation, un terme qui pourrait renvoyer à celui de Verdichtung chez Freud (il était féru de psychanalyse). D’un autre côté, la forme peut s’émanciper de cet investissement et donner lieu à une forme de symbolisme détaché, dit référentiel (Sapir, 1934). Remarquons que bien avant Sapir, Lazarus (1878 : 244-5) distinguait entre condensation (= signes investis de tout leur contenu) et représentation (= signes vicariants, points d’accès au contenu total). Ce thème constitue un deuxième type d’effet relativiste : la langue cristallise des affects et, ce faisant, influence notre comportement. Cette question reflète probablement l’intérêt de l’époque pour la propagande, les préoccupations suscitées par le “bourrage de crâne” de la période de la guerre, et l’invention des “public relations” (par Bernays, un neveu de Freud ; Joseph 2002 parle de propaganda anxiety).

La langue comme source d’erreurs et de préjugés

C’est ce qu’on appelle en pays germanophone la Sprachkritik, et qui, dans l’aire anglophone a été une matrice essentielle du linguistic turn : il nous faut une thérapeutique des pathologies conceptuelles induites par la langue. Cette thérapeutique peut être une logique, une langue artificielle, une analyse des usages linguistiques, ou une mise en exergue de conceptions erronées qui procèdent de généralisations abusives fondées sur des jeux de langage, comme chez Wittgenstein. Comme John Joseph l’a montré, le thème de la Sprachkritik émerge chez Sapir suite à un ouvrage qu’on peut situer dans la mouvance du linguistic turn. Après avoir lu Ogden et Richards (The Meaning of Meaning, 1923), qui accusaient la linguistique de ne plus jouer de rôle dans la théorie de la connaissance et la critique du langage, Sapir est soucieux de redorer le blason de sa discipline. Certes, admet-il, les pièges tendus par la langue suscitent de faux problèmes. Mais la linguistique a son mot à dire :

Perhaps the best way to get behind our thought processes and to eliminate from them all the accidents or irrelevances due to their linguistic garb is to plunge into the study of exotic modes of expression. At any rate, I know of no better way to kill spurious “entities”.
(Sapir, 1924 : 157)

 Ces spurious entities font allusion aux hypostases diverses encouragées par la forme linguistique, et dénoncées par Ogden et Richards, dont Sapir entérine la charge. Mais sa défense rebondit aussi sur diverses remarques d’Ogden et Richards, par exemple lorsqu’ils reprennent Mauthner, qui remarquait que si Aristote avait parlé le dakota ou le chinois, sa liste des catégories eût été bien différente (Ogden et Richards, 1985 [1923] : 35). Mais comment l’affirmer, sans l’aide de la linguistique ?

Le rapport entre langue et culture

La défense par Sapir d’une forme de relativité linguistique qui peut être rédimée nous fait pressentir qu’à ses yeux la langue n’enferme pas dans une vision du monde. C’est bien ce qui est dit dans les termes les plus clairs :

…it is not absurd to say that both Hottentot and Eskimo possess all the formal apparatus that is required to serve as matrix for the expression of Kant’s thought. If these languages have not the requisite Kantian vocabulary, it is not the languages that are to be blamed but the Eskimo and the Hottentots themselves.
(Sapir, 1924 : 154)

Ici Sapir réaffirme la position de Boas contre les idées hiérarchisantes ou les corrélations langue / culture / race.

Whorf (1897-1941)

L’édition complète des œuvres de Sapir devra comprendre 16 gros volumes. Les textes de Whorf publiés à ce jour remplissent 330 pages (dans la dernière édition, de 2012). Son œuvre scientifique est donc bien plus modeste que celle de Sapir, dont il a suivi les cours. Il est vrai que Whorf n’avait pas de statut académique (il était ingénieur chimiste auprès d’une société d’assurance) et n’est venu qu’assez tard à la linguistique, par le biais de l’épigraphie maya, peut-être dans le but d’investiguer une hypothèse aventureuse de la théosophie, dont il était adepte, celle d’un contact entre l’Europe et le monde maya permis par une Atlantide disparue (Hutton & Joseph 1998). Nous reviendrons sur cet aspect ésotérique de sa pensée.

La version forte de la relativité

Formulation of ideas is not an independent process, strictly rational in the old sense, but is part of a particular grammar, and differs, from slightly to greatly, between different grammars. We dissect nature along lines laid down by our native languages. The categories and types that we isolate from the world of phenomena we do not find there because they stare every observer in the face; on the contrary, the world is presented in a kaleidoscopic flux of impressions which has to be organized by our minds — and this means largely by the linguistic systems in our minds. We cut nature up, organize it into concepts, and ascribe significances as we do, largely because we are parties to an agreement to organize it in this way — an agreement that holds throughout our speech community and is codified in the patterns of our language. The agreement is, of course, an implicit and unstated one, BUT ITS TERMS ARE ABSOLUTELY OBLIGATORY; we cannot talk at all except by subscribing to the organization and classification of data which the agreement decrees. The fact is very significant for modern science, for it means that no individual is free to describe nature with absolute impartiality but is constrained to certain modes of interpretation even while he thinks himself most free. The person most nearly free in such respects would be a linguist familiar with very many widely different linguistic systems. We are thus introduced to a new principle of relativity, which holds that all observers are not led by the same physical evidence to the same picture of the universe, unless their linguistic backgrounds are similar, or can in some way be calibrated.
(“Science and Linguistics“, 1956 [1940] : 212-4)

A lire ce texte, on jugerait que Whorf est un relativiste déterministe. Mais d’autres textes en modèrent la portée.

La relativité touche-t-elle les catégories perceptives ?

Le passage sur le kaleidoscopic flux of impressions est de nature à laisser penser que l’action de la langue s’étend au divers des impressions. Mais aucun exemple de Whorf ne porte sur des catégories perceptives et il admet comme structure universelle de la perception l’organisation figure / fond, qui lui sert d’ailleurs d’outil d’analyse linguistique (voir son étude sur le shawnee in Whorf, 1956 : 160-172). Sur ce point des catégories perceptives, notre vision est déformée par le lieu commun de la division arbitraire du spectre par les termes de couleurs propres à une langue particulière. Whorf lui-même ne mentionne jamais les couleurs. Ce topos de manuels de linguistique (par exemple Gleason, 1961 : 4) a été défendu par Weisgerber et Cassirer, non par Whorf.

Existe-t-il des universaux qui transcendent les barrières linguistiques ?

La question de l’existence d’universaux cognitifs peut s’étendre à celle d’universaux linguistiques. Ces derniers peuvent être substantiels, comme la présence d’au moins trois catégories pronominales centrées sur Ego (Whorf, 1956 : 258). Plus fondamentalement pour Whorf, l’essence du linguistique est la même que celle du fonctionnement cognitif humain à son plus haut degré d’abstraction : la saisie de systèmes de rapports, dont la manifestation concrète n’est qu’un produit dérivé. Comme le dit Lee (1996 : 219) :

What is significantly and biologically innate with respect to linguistic thinking or cognition in general is the predilection to patterned cognitive activity which underlies our ability to abstract salience or configuration from experiential data in the first place.

Nous pouvons voir là un écho de Sapir.

Prenons comme données de l’expérience linguistique les verbes anglais en un– (comme uncover, unlock, unhang, untie…). Les formes “positives” (cover) sont aux formes “réversives” (uncover) dans des rapports constants exprimables ainsi : “the use of UN- as a reversive prefix in true verbs coincides with the centripetal enclosing and attaching meaning” (Whorf, 1956 : 71). Ces rapports “abstraits” sont productifs (ils peuvent s’étendre par analogie à d’autres verbes). Whorf appelle le contenu abstrait de divers rapports un cryptotype. Le cryptotype n’est pas lexicalisé directement, il relève de la “pensée sans forme” (formless thought ; Whorf, 1956 : 70). Ici s’insinue l’idée de rapport crypté qui se manifeste par une sorte d’efflorescence des formes. C’est peut-être la raison pour laquelle Whorf attribue tant d’importance au théosophe français Fabre d’Olivet, qui cherchait des racines primordiales cachées sous la multiplicité des formes historiques (Whorf, 1956 : 74).

Whorf songe-t-il à une détermination de la culture par la langue ?

Il est clair que la relation entre langue et culture passe chez Whorf par une vision du monde en partie déterminée par des catégories linguistiques, ce qui ne correspond ni à l’opinion de Boas, ni à celle de Sapir. La conceptualisation du temps dans des langues comme l’anglais et le hopi est peut-être l’illustration whorfienne la plus connue de cette forme de détermination.

En anglais, la configuration (binomial pattern) ‘forme + sans-forme’ (‘a glass of water’) est étendue au temps, traitant de fait le temps comme une substance : a moment of time. Il s’agit d’une objectification : summer, September, morning etc., peuvent être mis au pluriel, être sujet et objet, etc. (Whorf, 1956 : 142). En revanche, en hopi, explique Whorf, cette objectification du temps sous forme de quantité est absente. Summer, September, morning etc. n’acceptent pas le pluriel, et les métaphores spatialisant le temps sont absentes. Les deux langues, au-delà du sentiment universel de durée, impriment à l’expérience du temps des formes différentes (Whorf, 1956 : 158). Notons ici que les observations de Whorf sur le hopi ont été contestées : par Gipper, un néo-humboldtien élève de Weisgerber (Gipper 1972), puis par deux de ses étudiants, Andrea Stahlschmidt et Ekkehart Malotki, dont l’ouvrage Hopi Time (1983), passe pour une réfutation définitive des thèses de Whorf. Cette réfutation a conduit certains à considérer Whorf comme discrédité (Pinker, 1994 : 63).

Le passage de la thèse relativiste du niveau expérientiel au niveau “civilisationnel” est plus délicat :

Whether such a civilization as ours would be possible with widely different linguistic handling of time is a large question.

Whorf dit seulement que le système de mesure du temps (et des activités) est “in consonance with the patterns of the SAE[Standard Average European]languages” (Whorf, 1956 : 154).  Enfin, si une langue déterminait une métaphysique, on attendrait que celle-ci soit univoque. Or, ce n’est pas le cas :

What we call “scientific thought” is a specialization of the western Indo-European type of language, which has developed not only a set of different dialectics, but actually a set of different dialects. THESE DIALECTS ARE NOW BECOMING MUTUALLY UNINTELLIGIBLE. The term ‘space’, for instance, does not and CANNOT mean the same thing to a psychologist as to a physicist.
(Whorf, 1956 : 246)

N’y a-t-il pas une contradiction entre le fait de dire qu’un type de langues contraint ce qui est pensable, et de dire que des conceptualisations très divergentes peuvent s’exprimer à l’intérieur d’un même type de langues ? On peut le penser.

Whorf théosophe

Pour Whorf, cet état de dispersion dialectale, de même que les obstacles posés par la diversité linguistique, se résoudront dans une science unifiée. Il ne s’agit pas d’une unification telle que la voulait le positivisme logique, mais d’une accession de l’humanité à une dimension supérieure, “nouménale” :

My view is that “a noumenal world — a world of hyperspace, of higher dimensions — awaits discovery by all the sciences, which it will unite and unify, awaits discovery under its first aspect of PATTERNED RELATIONS, inconceivably manifold and yet bearing a recognizable affinity to the rich and systematic organization of LANGUAGE, including au fond mathematics and music, which are ultimately of the same kindred as language.
(Whorf, 1956 : 247-248)

Ici s’exprime le Whorf ésotériste. Le contexte indique que ce monde nouménal renvoie non au noumène kantien mais au noumène d’Ouspensky (1920) : le phénomène est la saisie imparfaite du noumène dans les limites de la réceptivité, confinée aux trois dimensions. Le noumène est hors de portée de la “science positiviste”. Il existe dans une sorte d’éon nébuleux qui n’est accessible qu’au théosophe (ou ésotériste apparenté).

Outre Ouspensky, le contexte intellectuel permettant de mieux comprendre le texte de Whorf cité à l’instant a été décrit aussi succinctement et clairement que possible par Massey :

In Russia, P.D. Ouspensky’s Tertium Organum (1911) drew on Zöllner, Hinton and other sources to develop a mystical cosmology characterizing the evolution of consciousness as a conquest of successively higher spatial dimensions. In Rochester, New York, meanwhile, Claude Bragdon synthesized ideas from Hinton and other hyperspace sources in articles and books that identified the fourth dimesion as the future home of perfected humanity. By overcoming their materialism and transcending their egotism, Bragdon argued, individuals could gain access to a four dimensional New Jerusalem where millenial dreams of abundance and harmony would be fulfilled. Bragdon disseminated these ideas in his books Man the Square(1912), A Primer of Higher Space (1913), Four-Dimensional Vistas (1916). When he translated and published Tertium Organum in 1920, Bragdon also introduced Ouspensky’s four-dimensional cosmology to English-speaking audiences who devoured the book in new editions almost annually. (Massey 2009 : 105-6)
(Massey 2009 : 105-6)

Dans la perspective de Whorf, la langue offre une image du passage du phénomène au noumène, du matériel au système de rapports. Elle est en effet une suite de plans de relations entre unités des niveaux phonologique, morphologique, syntaxique et sémantique. Elle est finalement un reflet de l’ordre hiérarchique des processus psychiques (voir l’article “Language, Mind and Reality”, Whorf, 1956 : 246-270).

Sapir-Whorf ?

Ce qui précède suffira, espérons-le, à dissiper l’idée que Whorf est un continuateur de Sapir, ou que leurs points de vue sont les mêmes. La position de Whorf est plus radicale, et va même parfois à l’encontre de la décorrélation boasienne (réaffirmée par Sapir) entre langue et culture. Des points communs peuvent être relevés : la conception de la langue comme système de systèmes, et l’importance de la linguistique pour échapper à l’enfermement conceptuel induit par une langue particulière. Mais ces idées sont insérées dans des entours théoriques différents chez Sapir et Whorf. L’appréhension des systèmes est chez Sapir un sentiment d’ordre esthétique, alors que chez Whorf elle a un contenu cognitif quasi-mystique. Enfin, Sapir semble plus proche de la tradition de la Sprachkritik, thème qui n’émerge guère chez Whorf, et l’importance que revêt chez lui la créativité individuelle lui est propre. 

Jean-Michel Fortis
8 novembre 2023

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